Tu lèves les yeux vers le ciel, reniflant un peu. Il fait frais, vraiment. Mais ça ne t'empêche pas de te promener sur le pont pour fumer une cigarette, alors que tout le monde est au repas ou bien au chaud dans les chambres du paquebot. Toi, tu préfères profiter de l'extérieur malgré le froid mordant. Observer les étoiles, savourer le bruit de la mer que l'insubmersible fend de toute sa longueur. Tu soupires, laissant t’échapper une longue volute de fumée blanche. Tes pas se font silencieux dans la nuit, et tu rejoins peu à peu l'autre extrémité du navire, la poupe. Le bâtiment est magnifique, il n'y a pas à dire. Il en a fait rêver plus d'un, et tu as la chance de faire partie de cette aventure. Pourtant, ce n'était pas prévu. Ni toi, ni ton meilleur ami n'espérait être de ces passagers, à la base. Mais vous avez gagné à cette simple partie de poker et les deux soviétiques ont dû lâcher leurs billets de départ. Le destin, parfois... Il n'y a rien de tel. D'ailleurs... Tu fronces légèrement les sourcils quand tu vois cette silhouette de l'autre côté de la barrière blanche délimitant le pont. Mais que... Tu t'avances de quelques pas, surpris. Que cherche à faire cette personne ? Un jeune homme, de toute évidence. Et à en juger par sa tenue, certainement pas de troisième classe, contrairement à toi... Tu t'avances encore un peu, ne sachant trop comment réagir sans faire peur à cet inconnu. Est-il totalement inconscient ? Ce ne sont pas tes affaires mais... Tu as pourtant envie de t'en mêler. C'est ton côté altruiste qui veut ça. Et ta bonne conscience, aussi. « Excusez-moi... Que faites-vous là ? » Il se tourne vers toi, ton regard océan croise brièvement le sien. « C'est plutôt... Dangereux. » Remarque inutile, il le sait sans doute.

Tu en as marre. Tu n'en peux plus. Tu as fui le dîner et ta famille. Tu ne veux pas rester avec eux. Tu ne peux plus. Tu es dehors, le vent froid de cette nuit t'arrache de temps en temps un frisson. L'air glacial s'engouffre dans tes vêtements, mordant ta peau trop peu protégée. Il fait si froid. Mais tu préfères cela à rester une minute de plus à écouter leurs sornettes. Toi, fiancé. Toi qui va devoir bientôt te marier à une demoiselle de bonne famille, que tu ne connais que trop bien. Rosasharn. Cette peste. Tu ne veux pas l'épouser, mais tes parents se sont montrés inflexibles. Lorsque vous débarquerez, commenceront les préparatifs du mariage. Tu n'as pas ton mot à dire. Tout cela parce que tu es un Tudor, et que c'est la coutume dans les familles de la haute société. Tu n'en peux plus. De l'autre côté de la barrière délimitant les bords du pont, au-dessus de l'eau et des hélices propulsant le paquebot en avant, tu hésites. Tu veux sauter. Tu ne vois pas d'autre solution pour échapper à ton nom et à tes obligations. La mort te paraît être une bien douce alternative à toute une vie gaspillée. Tu veux sauter. Tu vas sauter. Mais une voix te retient, manquant de te faire sursauter. Par réflexe, tu te retiens à la barrière derrière toi, t'empêchant de basculer dans l'eau. Qu'est-ce que tu fais-là ? Tu te mords la lèvre, te tournant vers lui. Un bref instant, ton regard sombre croise le sien, de la même couleur que l'océan. Que fait-il ? Tu ne sais pas. Et bien sûr que tu sais que ta position est dangereuse. Tu secoues la tête. Tu te détournes, inspirant profondément.

-Laissez-moi, s'il vous plaît. Je sais ce que je fais.

Tu sais ce que tu fais. C'est tout du moins ce dont tu essayes de te convaincre. Tu veux fuir tes responsabilités, fuir tes obligations, mais es-tu prêt à mourir pour cela ? La réponse semble être "oui", mais qu'en est-il réellement ?

Tu n'es pas sûr de comprendre les intentions de ce garçon. Est-ce qu'il cherche réellement à en finir, ou est-il simplement en quête d'un peu d'adrénaline ? Si c'est le second cas de figure qui le pousse à se trouver de l'autre côté de cette barrière, tu as envie de lui dire qu'il y a bien d'autres moyens de s'amuser sur ce navire. Mais à en juger par son regard... Il y a quelque chose de désespérer dedans. Quelque chose qui te glace le sang. Pourtant, à en juger comme tu le pensais plus tôt, rien que par sa tenue, il ne doit pas avoir une vie si affreuse. Enfin bref. Ce ne sont pas tes affaires. Tu devrais faire demi-tour, et juste le laisser en finir si c'est ce qu'il veut. Personne n'en saura rien, pas vrai ? Oui mais... Ce n'est pas toi d'agir ainsi. Tu aimes croire qu'il y a toujours une solution avant d'en venir à de tels extrêmes. Il te répond pourtant qu'il sait ce qu'il fait. Toi, tu en doutes grandement. Il n'a pas envie de sauter dans cette eau glacée. Tu arques un peu les sourcils. « Sans doute. » Est ta seule réponse. Tu t'avances de quelques pas encore, essayant de ne pas le brusquer, pour arriver à quelques pas de lui seulement. Tu jettes juste ton mégot par-dessus bord, et ton regard se pose à nouveau sur lui. « Mais vous ne le ferez pas. Vous l'auriez déjà fait sinon. » C'est peut-être un peu présomptueux de ta part de faire de telles suppositions. Tu aimerais juste le dissuader de faire le pire. Il ne mérite pas ça, personne ne le mérite. « Et l'eau doit être terriblement glacée... » Simple supposition. Mais tu n'as pas besoin d'y tremper une main pour savoir que c'est le cas. Tu poses à nouveau les yeux sur le brun. Tu échappes un soupir. « Allez, soyez raisonnable, revenez sur le pont. » Tentes-tu à nouveau.

Tu ne veux pas qu'il s'en mêle. Tu veux qu'il te laisse tranquille. Tu veux être seul, est-ce donc si compliqué à comprendre ? Tu ne veux pas de cette vie. Et puis, ce ne sont pas ses affaires, pourquoi s'en mêle-t-il donc ? Tu ne sais pas et tu n'as pas envie de savoir. Tu attends juste qu'il s'en aille, afin que tu puisses sauter tranquillement. Mais il n'en fait rien. Au contraire, au lieu de s'en aller, il se rapproche de toi. Ta prise se fait plus ferme sur la barrière, l'hésitation se fait sentir. Tu n'as pas envie de sauter alors que quelqu'un te regarde. C'est idiot, mais tu veux vraiment être seul. Tu ne le feras pas, sinon tu l'aurais déjà fait ? Tu serres un peu plus les mâchoires. C'est faux.

-Partez. fais-tu, tout simplement.

Tu ne veux pas de lui ici, tu ne le connais pas. Bon sang, pourquoi faut-il que rien ne se passe vraiment comme prévu ? Pourquoi faut-il que tes plans tombent toujours à l'eau au profit des autres ? Tu n'en sais rien. Le sort s'acharne, apparemment. L'eau doit être glacée ? Oui, sûrement... Si tu ne meurs pas noyer, le froid finira par te tuer, sans doute. Ou quelques prédateurs sous-marins des environs. Tu ne sais pas qu'il y a des requins dans les parages. Des orques, peut-être. Un frisson remonte le long de ta colonne vertébrale, en imaginant quelques carnivores se disputer pour ton cadavre gelé. Tu ne devrais pas t'imaginer de telles choses, même si au final, cela te sera bien égal étant donné que tu seras mort. Il te demande de revenir sur le pont.

-Non.

Ta réponse est claire, sans appel. Non, tu ne reviendras pas sur ce pont. Tu ne veux pas y retourner, parce que cela signifierait que tu devrais rejoindre ta famille, leur céder, une fois de plus, accepter ce mariage qu'on t'impose. Tu me regardes une seconde. Il est proche. Trop proche à ton goût.

-Allez-vous-en. Allez-vous-en ou je saute.

C'est idiot ce que tu dis, Samael. Parce que dès qu'il sera parti, tu plongeras dans les eaux glaciales pour y disparaitre à tout jamais. Le désespoir t'étreint le cœur, sa présence affaiblit ta volonté. Tout ceci n'est-il, au final, pas qu'un appel à l'aide ?

Partez. C'est ainsi qu'il s'imagine les choses ? Que tu vas juste partir alors qu'il menace de se laisser tomber de l'arrière de ce bateau ? Quel funeste destin. L'eau doit être glacée. Peut-être même qu'il y a des requins, ou tu ne sais quoi d'assez vilain pour se régaler de son corps dans l'océan. Bref, tout ceci n'a strictement rien d'engageant. Puis... Il a l'air jeune. Gâcher sa vie ainsi, tu ne comprends pas... Il doit vraiment être malheureux comme jeune homme pour vouloir en venir là. Non ? Il ne veut pas rejoindre le pont ? Tu soupires un peu. Les choses se corsent, ce type a l'air d'être une vraie tête de mule. Tu ne sais pas trop comment tu vas pouvoir t'y prendre... Appeler de l'aide ? Inutile, ça ne ferait sans doute que précipiter les choses. Les mains enfoncées dans les poches, tu t'avances encore d'un pas. Il veut que tu t'en ailles ou il va sauter. Voilà qui est amusant en un sens, et plutôt paradoxal. Un petit sourire étire tes lèvres alors que tu le regardes. « Donc, que je sois là ou pas, vous allez sauter dans tous les cas. Je me dis que je pourrais rester un peu plus longtemps. » Oui, tu as du culot, il faut l'admettre. Mais quelque chose te dit que cet homme n'a pas réellement envie de sauter. Qu'il y a autre chose. Peut-être que tu ne devrais pas t'en mêler mais... Tu ne peux pas t'en empêcher. Tu sors tes mains de tes poches, les frottant l'une contre l'autre. Il fait frais. Mais tu retires ta veste, puis tes chaussures, te retrouvant en chemise dans ce froid mordant. « Hm, je dois admettre que ça ne me réjouit pas tellement. » Tu lâches ta deuxième chaussure par terre, et tu essayes d'ignorer le froid qui glisse contre ta peau. « Mais, ma foi, si vous comptez sauter, alors je vais sauter aussi pour essayer de vous récupérer. Alors je vous en prie. Allez-y. » Fais-tu en désignant l'océan, du bout du menton.

Tu espérais qu'il partirait, oui. Tu l'espérais. En vain, visiblement. Dommage. Tu aurais vraiment préféré vivre tes derniers instants seul. Pourquoi faut-il qu'il s'en mêle ? Tu ne comprends pas, tu ne le comprends pas. Mais il a raison, lorsqu'il déclare qu'il soit là ou non, dans tous les cas tu sauteras. Tu baisses alors les yeux, un peu honteux. C'était minable, comme plan pour le faire partir. Évidemment que tu n'obtiendrais rien de cette manière. Mais tu as au moins le mérite - ridicule - d'avoir essayé. Maintenant, il va falloir que tu sautes devant lui et cette perspective ne te plaît guère. Tu prends donc une grande inspiration... Et t'arrête net lorsque tu te rends comte qu'il est en train de se déshabiller.

-Qu'est-ce que...

Que fait-il ? Tu n'en as pas la moindre idée, mais il te donne bien vite la réponse : si tu sautes, il sautera à ta suite pour tenter de te récupérer, même si cela ne le réjouit pas. Tu écarquilles les yeux. Quoi ? Il compte sauter à ta suite pour te récupérer ? Mais...

-Non, il n'y aurait personne pour vous récupérer... Pas à temps en tout cas...

Tu en as diablement conscience, c'est pour cette raison que tu as pensé à sauter dans l'eau depuis la poupe. Surtout que les hélices sont très proches de l'endroit où tu atterrirais si tu sautais réellement. Sauter réellement... Ta volonté s'effrite. Tu ne veux pas être responsable de la mort de quelqu'un. Tu ne veux pas qu'il saute, encore moins pour toi. Alors, cette fois, tu prends vraiment le temps de le regarder.

-Pourquoi ? Pourquoi faites-vous cela ?

Pourquoi te retenir, toi, un inconnu. Pourquoi évoquer le fait qu'il puisse se mettre en danger pour toi ? Risquer la mort pour la cause perdue que tu es ? Tu ne comprends pas...

Non, te déshabiller ne te réjouit pas. Il fait vraiment frais dehors, surtout à cette heure là. Ta chemise est toute fine, l'air ne manque pas de s'infiltrer ici et là, t'arrachant quelques frissons auxquels tu ne prêtes pas attention. Tu as d'autres priorités. Comme essayer d'aider ce jeune homme qui semblait déterminé à en finir quelques minutes plus tôt. Qu'en est-il maintenant ? Tu ne sais pas trop, mais il n'a pas l'air aussi sûr de ce qu'il fait... Ce qui est étonnant, d'une manière. Mais pas tant quand on y réfléchit. L'eau est vraiment glacée. Il semble surpris par ta réaction. Tu ne te démontes pas pour autant, et même si tu espères réellement qu'il ne compte pas sauter, tu te retrouves en chaussettes, chemise et pantalon, une de tes bretelles en profitant pour se faire la malle. Cool. En effet, il n'y aurait personne pour vous récupérer. C'est ce qui est tragique dans l'histoire. Il te regarde à nouveau. Te pose une question. Pourquoi ferais tu cela ? Tu hausses un peu les épaules. Y-a-t-il vraiment une réponse à sa question ? Tu ne sais pas. Tu n'es pas un super héro. Tu veux juste aider celui qui a l'air d'en avoir besoin, sans attendre la moindre reconnaissance en retour. « Raison de plus pour ne pas sauter. » Ajoutes-tu pour sa précédente remarque, avant de reprendre. « Personne ne veut mourir ainsi, croyez moi. » Finir dans un lac glacé t'a vacciné de l'expérience à vrai dire. Tu te rapproches encore un peu. « Et quels que soient vos problèmes, ce n'est pas la solution. » Tu tentes un doux sourire. Tu avances encore d'un pas, jusqu'à te retrouver proche de la barrière. Tu tends une main vers lui, bien campé sur tes pieds. L'idée étant de ne pas passer par-dessus bord, ce serait bête. « Juste, attrapez ma main. Revenez sur le pont. » Ta voix est douce. Tu veux juste le rassurer, et ne pas être le spectateur de cette tragédie.

Raison de plus pour ne pas sauter, oui. Tu ne veux pas causer sa mort, ce n'est pas toi de mettre les autres en danger. Ni ta propre personne, soit dit en passant. La situation n'est pas habituelle, tu ne sais donc plus comment réagir. L'hésitation te prend à la gorge. Tu ne veux pas mourir, en vérité. Tu veux vivre ta vie comme tu l'entends, faire tes propres choix, tes propres erreurs aussi, et apprendre d'elles. Mais cette liberté t'est interdite. Elle t'a été ravie à la naissance, à cause de ce nom qui tu portes, fardeau des Tudor. Et non, tu te doutes que personne ne veut mourir ainsi, gelé, dans un océan où personne ne retrouvera le corps. Mais que peux-tu faire d'autre ? As-tu d'autre choix que celui-ci ? Tu veux simplement être libre, et il n'y a qu'en mourant que tu peux l'être, ton choix est fait. Et pourtant. Tu le regardes sourire, te sourire. Lui, cet inconnu qui a croisé ta route au moment opportun. Il te tend une main, et tu te fais hésitant. Ton regard se perd un instant dans les flots en contre-bas. Cette eau glaciale qui te tend les bras, la mort qui t'appelle. Puis tu regardes à nouveau le jeune homme, te perdant dans son regard océan. Finalement... Quitte à te noyer, autant que ce soit dans ses yeux, la sensation sera bien plus douce. Alors, lentement, tu te retournes, lui faisant face...

-Très bien...

Tu attrapes cette main qu'il te tend. La sienne est plus chaude que la tienne, ce qui est normal vu que cela fait de longues minutes que tu es dehors, en tenue de soirée et donc non appropriée à une sortie par un temps si frais. Tu ne veux pas le mettre en danger, c'est pour cette raison que tu renonces à ton projet. Pour ce soir en tour cas. Tu commences à remonter sur la barrière, lorsque... Ton pied glisse. Déstabilisé, tu perds l'équilibre et c'est la chute. Dans un réflexe purement instinctif, ta main se referme sur la sienne, avec l'énergie du désespoir. Tu ne veux pas tomber ! Tu ne veux plus !

Tu ne le lâches plus du regard. Tu as envie d'être prêt à réagir, si une idée stupide lui traversait l'esprit, comme se laisser tomber du bord du paquebot. Tu n'aurais sans doute pas le temps de le rattraper pourtant... Mais tu ferais de ton mieux. Tu appellerais de l'aide, tu te débrouillerais pour le récupérer. On pourrait t'incriminer pourtant, et tu le sais. Supposer que tu l'as poussé du navire. Ce qui est pourtant à l'opposé de tes intentions mais... Bref. Tu tends la main. Parce qu'il en a besoin. Parce que tu veux lui montrer que, même s'il est désespéré, quelqu'un est là pour lui. Tu n'es peut-être qu'un modeste vagabond de troisième classe, tu n'en es pas moins sympathique. Il t'observe un instant. Très bien ? Oh, il compte donc t'écouter et repasser de l'autre côté. Tu ne peux réprimer ce doux sourire rassuré qui étire tes lèvres, même si tu fais bien attention au moindre de ses gestes quand il se retourne. Sa main est glacée dans la tienne, mais ce n'est qu'un détail qui ne garde pas ton attention bien longtemps. Il se tourne, entreprend de monter sur un barreau et... Glisse. Dans le vide. L’à-coup te fait mal à l'épaule, et tu serres les dents, mais tu ne lâches pas prise. Tu essayes de peser de tout ton poids de l'autre côté pour ne pas basculer avec lui. « Regardez-moi ! » Il a l'air paniqué. Il peut l'être, c'est lui qui est suspendu au bout de ton bras, à quelques mètres de l'eau glacée. « Calmez-vous, je vous tiens, je ne compte pas vous lâcher d'accord ? » Tu commences à avoir mal au bras, mais tu ignores la douleur. « Allez, grimpez. » Tu grimaces, et tu tires fort en arrière, pour qu'il puisse reprendre prise. Ce qu'il fait, et tu le fais au passage passer par-dessus la barrière. Mais, tu es plutôt déséquilibré, et s'il se retrouve par terre, tu te retrouves au-dessus de lui. Ce qui n'est pas terrible comme position, quand tu vois trois membres de l'équipage débarquer, alertés par les bruits. Quiproquo ? On dirait bien.

Le vide, et les flots quelques mètres en-dessous. C'est vraiment la pire idée que tu aurais pu avoir, Samael. Te voilà suspendu dans le vide, paniqué, accroché au bras d'un inconnu que tu pourrais très bien faire basculer dans les flots à ta suite. Tu te détestes. Tu ne fais décidément que des conneries. Tu t'en veux terriblement, il ferait mieux de te lâcher. Et pourtant il te tient. Tu ne dis plus un mot, la peur t'empêchant d'articuler le moindre son. Tu ne fais que t'accrocher à lui, désespérément. Le regarder. C'est ce qu'il te demande de faire, et tu obéis. Tu n'as plus rien à perdre. Ton regard s'accroche au sien, dernière bouée dans ce monde. Tu ne veux pas mourir comme ça. Tu ne veux plus. Il ne compte pas te lâcher ? Tu ne sais pas si tu dois y voir une bonne ou une funeste nouvelle. Tu ne voulais pas lui attirer d'ennuis... Peut-être devrais-tu le lâcher... Mais il semblerait que tu n'aies pas besoin d'en arriver là. D'un coup sec, il te remonte et ta main libre attrape un des barreaux de la barrière. L'adrénaline se charge du reste : tu remontes et il te fait basculer sur le ponton. Tu t'écroules au sol, et l'entraînes dans ta chute. Il est au-dessus de toi. Le souffle court, une lueur de panique bien ancrée au fond de ton regard, tu l'observes, reprenant ton souffle. Des membres de l'équipage arrivent, mais tu ne les vois que lorsqu'ils poussent le jeune homme plus loin, lorsqu'ils t'aident à te relever. C'est là que tu comprends. Il est de la troisième classe, tu es de la première. Il faut que tu dises quelque chose avant qu'il n'ait de sérieux ennuis.

-Laissez-le ! J'avais perdu l'équilibre, il a voulu m'aider et... Je l'ai un peu entraîné dans ma chute, il faut croire.

Inutile de parler de ton passage de l'autre côté de la barrière, pas si ce n'est pas absolument nécessaire en tout cas. Tu préfères qu'on ne sache pas que tu as essayé de te suicider, surtout qu'on penserait qu'il a plutôt essayé de te jeter par-dessus bord... Ce qui est ridicule : quel intérêt en aurait-il tiré ? Aucun. Ton regard se pose à nouveau sur le jeune homme qui t'a sauvé la vie. Vous ne devez avoir que quelques années de différence tout au plus...

-Je... Merci...

Merci de t'avoir sauvé. Merci de t'avoir écouté. Merci, tout simplement. Les mots d'excuses viendront lorsque vous serez seuls...

Les gars de l'équipage te dégagent de là, et tu comprends la suite. Tu vas vite finir aux fers si le brun ne dit pas quelque chose pour ta défense. Après tout, beaucoup prête à imaginer que tu as voulu agresser ce pauvre jeune homme... Sans dire que tu es partiellement dévêtu, et que c'est franchement douteux. Tu pourrais bien expliquer ce qu'il en ressort, comme quoi ce garçon a voulu se jeter du pont et que tu t'es déshabillé dans l'idée de sauter à ton tour – du moins de lui faire croire cela. Mais tu te ravises. À quoi bon, ça ne rendrait pas les choses plus faciles pour cet inconnu. Le brun proteste, clamant ton innocence, et finit par te remercier. Mais ils vous éloignent de là, et le chef de sécurité du navire ne tarde pas à arriver avec ses sbires, tout comme une demoiselle et ce qui semble être son valet. Génial, pour quelqu'un qui ne voulait pas faire de vagues, tu fais encore fort Lyokha. Tu laisses le brun s'expliquer avec les autre, alors qu'un gars de la sécurité n'attend sans doute qu'une chose ; te passer les menottes. Le chef se tourne ensuite vers toi, pour te demander si ça s'est réellement passé ainsi. Tu as un moment d'hésitation, et tu regardes le brun. Tu devrais dire la vérité mais... Non. « Oui, c'est plus ou moins comme ça que ça s'est produit. » Ils te laissent libre, et tu en profites pour enfiler tes chaussures et ta veste, te coupant enfin du froid. La demoiselle semble étrangement proche du garçon que tu as aidé... Serait-ce sa sœur ? Ou bien sa fiancée ? Tu n'en sais trop rien, mais elle finit par s'approcher de toi. Le regard qu'elle porte sur ta personne en dit long sur ce qu'elle pense ; mépris, dégoût, tu n'es qu'un insecte insignifiant à ses yeux. Tu n'y prêtes pas attention, et elle t'invite à les joindre au dîner demain soir, en première classe. Tu te contentes de hocher la tête, pas spécialement convaincu que ce soit une bonne idée. Et alors que le brun disparaît, tu lui souffles quelques mots. « Faites attention à vous. »

Toute la cavalerie finit par débarquer : le chef de la sécurité, ses hommes et... Ta fiancée accompagnée de son valet. Merveilleux, vraiment. Tu n'avais pas envie de les voir, ces deux-là... Mais il te faut bien expliquer très sommairement la situation, dans l'espoir qu'ils laissent en paix ce jeune homme qui vient de te sauver la vie. Il ne mérite pas d'être mis aux fers pour ce qu'il a fait, bien au contraire. Heureusement, tout le monde finit par te croire. Ou au moins, ils acceptent de gober ton mensonge par omission, étant donné que le blond a la délicatesse de ne pas te démentir. Un fin sourire étire tes lèvres, en guise de remerciement. Et tu laisses Rosasharn s'avancer jusqu'à lui. Elle l'invite à diner demain soir, à votre table ? C'est... Étonnant de sa part. Mais tu n'ajoutes rien. Cela fera un prétexte pour le revoir, même si ce n'est sans doute pas une bonne idée. Puis te te laisses entraîner vers les premières classes, ayant tout juste le temps d'entendre quelques mots soufflés à ton oreille. Faire attention à toi ? Un court instant, tu te retournes vers l'autre.

-Vous de même. souffles-tu.

Sur ces quelques mots, tu disparais. Mais vous vous reverrez.


Le jour est levé depuis quelques heures déjà. Tu as peu dormi, cette nuit. Juste assez pour ne pas ressembler à un mort vivant. Depuis une heure, tu parcours le pont, prenant l'air avec plaisir. Tu évites ta famille et ta future fiancée, autant que permis. Et puis, si tu es ici, c'est qu'il y a une autre raison : tu cherches à retrouver le jeune homme d'hier soir. Il y a certes peur de chance pour que vos routes se croisent à nouveau avant ce soir, mais... Il est là. C'est lui, appuyé sur une barrière. Tu as beau ne l'avoir vu que quelques minutes, en pleine nuit, tu sais avec certitude que c'est là le garçon qui t'a sauvé la vie. Un instant, tu hésites. Mais tu lui dois bien quelques mots d'explication. Alors tu déglutis et le rejoins, timidement.

-Bonjour, Monsieur le héros...

Monsieur le héros... N'importe quoi. Pourtant, tu n'es pas ironique ou rien de ce à quoi on pourrait s'attendre de la part de quelqu'un de la haute société comme toi. Le surnom est amusé, affectif. Et sert aussi de remerciement, à nouveau... Tu as enfin l'occasion de le détailler à ta guise...

Déjà une nuit de passée sur ce superbe navire que tu n'as de cesse d'explorer. Il n'y a rien de plus à faire de toute façon pour quelqu'un comme toi ici. À part dessiner ici et là, capturer quelques instants insignifiants. C'est pour cela que tu te balades avec ton carnet de croquis sous le bras, attendant d'apercevoir quelque chose. Mais rien pour l'instant, donc tu regardes l'horizon, l'océan qui s'étend à perte de vue. C'est magnifique et déstabilisant à la fois. Tu soupires doucement en profitant du soleil, de l'air tiède qui n'est pas de refus, alors que tu te perds un peu dans les pensées. La nuit dernière a été... Agitée oui. Un peu du moins, quand on sait que tu as manqué de passer par-dessus bord pour un inconnu. Un jeune homme qui te semblait si désespéré... Tu aimerais le revoir, pour avoir le loisir de le détailler une fois de plus. C'était bien malvenu hier, mais en y réfléchissant sur le chemin du retour hier soir, tu t'es rappelé que tu l'avais déjà vu, très brièvement sur le pont de première classe. Bref. Une voix t'interpelle, te tirant de tes pensées. Monsieur le héro ? Tu fronces un peu les sourcils, mais ton visage se détend en un doux sourire quand tu aperçois le jeune homme qui vient de t'interpeller. C'est lui. Le garçon du pont. « Bonjour ! » T'exclames-tu joyeusement, lui tendant la main. Tu détonnes un peu ici, au milieu de tous ces gens si bien habillés, débordants de manières que tu n'as pas. « Je suis ravi de voir que vous allez bien... » Tu hoches légèrement la tête, ton brave sourire un peu amusé ne te quittant pas. C'est alors qu'un détail te revient à l'esprit, et pas le plus futile qui soit ; tu ne sais même pas qui il est. Tu te reprends donc. « Je crois que nous avons oublié les présentations hier. » Il s'en fiche sûrement, de qui tu es. Tu n'es personne parmi eux tous, de toute façon... Mais ça ne t'empêche pas d'être toi. « Lyokha Volkov, ravi de faire votre connaissance. »

Il est là. Enfin. Tu as passé toute la nuit à penser à lui, après que ta chère et tendre - ahem - fiancée t'ai enfin lâchée. Son bonjour est enjoué, joyeux, tandis qu'il te tend la main. Main que tu serres sans la moindre hésitation. Et il est ravi que tu ailles bien... Un court instant, tu baisses les yeux, avant de les poser à nouveau sur lui, retrouvant ton sourire.

-C'est grâce à vous...

Et uniquement grâce à lui. S'il n'avait pas été là cette nuit, au bon endroit au bon moment, tu serais très certainement au fond de l'eau. Tu lui dois la vie. Mais c'est le passé, à présent. Tu t'es raisonné, peu importe combien cela a été douloureux. Lorsque cette traversée sera terminée, tu épouseras ta fiancée. Finie la liberté. Alors tu comptes bien en profiter, tant que tu le pourras. T'arrachant à tes pensées, sa voix résonne à nouveau. Vous avez oublié quelque chose d'important, hier soir ? Quoi donc ? Oh, oui ! Les présentations. Il te donne son nom, et tu hoches la tête, retenant cette information.

-Samael Tudor. Enchanté, Lyokha.

Tu lui offres ton plus beau sourire. Lyokha. C'est un nom étrange à tes oreilles, mais il n'en est pas moins beau. Quelques secondes, tu le détailles. Et tu remarques enfin quelque chose à sa main : un carnet. Cela t'interpelle. Tu te mordilles la lèvre, hésitant un instant. Peux-tu te permettre de lui poser une question, au risque de te montrer indiscret ? Il te faut une seconde pour te décider.

-Est-ce que vous dessinez ? Ou vous écrivez, peut-être ? fais-tu, montrant son carnet.

Tu es curieux. Tu ne sais pas exactement pour quelle raison. Peut-être est-ce parce que ce garçon t'intrigue. Parce que tu aimerais en savoir plus sur lui. Parce que tu aimerais en savoir un peu plus sur ton sauveur. Parce que tu aimerais trouver quelque chose à faire pour lui, pour le remercier...

Grâce à toi... Tu as du mal à voir les choses sous cet angle, même s'il a sans doute raison. Sans toi, il aurait eu de forte chance pour qu'il finisse à l'eau. Mais tu te contentes d'un petit sourire, tout en le détaillant. Sa mine te semble fatiguée, mais moins inquiétante qu'hier soir, sur le pont. Samael Tudor... Tu gardes ton doux sourire. Samael. Un prénom que tu n'avais jamais entendu, mais qui sonne comme une mélodie délicate à ton oreille. Tu détournes finalement ton regard, après t'être fait la réflexion que l'observer ainsi n'était pas très poli. C'est qu'il est plutôt charmant, comme jeune homme, mais tu ne dois pas en perdre les semblants de bonnes manières que tu conserves pour autant. Tu te fais donc silencieux, jusqu'à ce qu'il t'interpelle sur un tout autre sujet. Ce carnet à la couverture de cuir abîmé a attiré son attention il faut croire. « Oh, non, je n'écris pas. » Tu secoues doucement la tête mais tu reportes ton regard sur lui. « Et je vous trouve bien curieux, Monsieur Samael. » Tu souris franchement, bien sûr que non, tu ne te prends pas au sérieux. Tu dis cela pour rire, sans aucun sous-entendu. Il peut te poser bien des questions, tu ne comptes pas t'en offusquer. « Mais pour vous répondre, ce ne sont que les gribouillis d'un vagabond. » Tu te sous-estimes grandement, car tu es plutôt doué pour le dessin. Cela a toujours fait partie de tes passions, immortaliser les instants de la pointe d'un crayon ou d'un fusain. Toutes ces feuilles en sont la preuve ; des détails capturés ici et là, des corps, des lieux plus majestueux les uns que les autres. Tu aimes passer de longues heures à cela, oui. Toujours avec le même sourire accroché aux lèvres, tu effleures légèrement une de ses mains rapidement. Sa peau est douce. Loin de la rugosité acquise par le travail des champs, du bois et tu ne sais quelle tache manuelle physiquement éprouvante. « Et vous, que faites-vous de vos dix doigts, Samael ? » Un boulot, un quelconque talent ; tu serais curieux d'en savoir plus.